Il y a une tension invisible et palpable dans l’air lorsque l’on pense à tout ce que l’on manque, non ?
On se lève le matin, prêt à se remettre à la vie qu’on a laissé au pied du lit, avec un goût âpre d’absence mélangé à celui du réveil à la bouche. Quelque chose de sec et brûlant, un arôme d’inachevé. Comme si ailleurs — on ne sait pas vraiment où —, quelque chose se passait sans nous.
Ma génération a trouvé un nom à cette sensation : FOMO. Fear of missing out. Et laissez-moi vous dire que les yeux rivés sur la vie des autres, il n’y a jamais eu autant de choses que nous avons peur de rater.
Cette soirée à laquelle nous n’avons pas été conviée. Ce voyage que nous n’avons pas pu organiser entre copines. Ce sable chaud qui ne glisse pas entre nos orteils parce que Caroline a réussi à poser ses congés avant nous. Cet inconnu qu’on a croisé sur le quai du métro et qu’on n’a pas osé aborder. Ces afterworks auxquels nous devrions aller. Ces soirées en boîte que l’on manque parce que nos copines sont trop fatiguées de leur semaine. Ces balades que le soleil, d’une rareté glaciale en hiver, nous impose. Ce business que nous devrions créer avant nos trente ans à force de passer notre temps sur LinkedIn.
Alors que nous souffrions auparavant de ce que nous avions effectivement manqué, aujourd’hui, nous sommes rongés par la supposition et l’anticipation. Mais qui nous impose ce calendrier ? L’auto-flagellation est devenu sport olympique, et l’auto-critique une discipline enseignée sur Tiktok. C’est en nous rêvant mieux ailleurs que nous sommes le plus misérable ici, alors même que l’ailleurs est un mirage.
Si nous pouvions être honnête avec nous-même, nous prendrions conscience que cette soirée était sûrement merdique. Ce voyage aurait bousillé tes économies. Un banc de méduses a brûlé cette pauvre Caroline. Cet inconnu du métro est marié. Ces interactions sociales forcées et pleines de semblants nous minent. Les boîtes de nuit, c’est démodé. Le soleil sera éclipsé par la pluie au bout de dix minutes. L’idée d’une vie arrivera, mais pas tout de suite.
Peut-être qu’on ne rate rien. Peut-être que la seule chose que l’on rate, c’est le moment présent. C’est la douceur du silence, la joie d’une tasse de café. L’enthousiasme sincère d’appeler une amie. C’est ce livre qui traîne sur la table de chevet et qui, à sa lecture, nous bouleversera. C’est la mélancolie du dimanche soir qui nous rappelle que la vie est assez douce pour être juste triste du lundi matin. C’est la volonté de ralentir, de le faire bien, et d’aller mieux.
Il est temps de se faire l’aveux que le plus beau des cadeaux, c’est se protéger de l’injonction permanente à vivre mieux que les autres. Entendre enfin que ce que l’on ne vit pas fait partie du mystère de la vie et sera réservé à nos futures vies.
À la question : “Peut-on vraiment passer à côté d’une vie potentielle ?”, je crois que non. On ne passe à côté que de ce qui est à notre portée, de ce que l’on voudrait saisir, mais que l’on refuse de voir, trop occupé à courir après ce que l’on croit devoir faire.
D’ailleurs, ce soir je ne suis pas sortie, avec une joie enivrante d’être restée.
